URBANISME

CONTEMPORAIN

URBANISME À VERNEUIL

 

Olivier Mongin, sociologue : “Recréons des lieux publics partout où c’est possible”

OÙ VONT LES VILLES ? | Etalement, fragmentation, chaos... Pour le directeur de la revue “Esprit”, auteur de "La Condition urbaine", l'explosion démographique et la mondialisation ont eu la peau des villes. Et il est urgent de recréer des lieux où l'homme aura toute sa place. Un entretien pour illustrer notre tour du monde des villes, qui passe par Detroit, Dakar, Mumbay (ex-Bombay), etc.

Le 18/12/2010 à 00h00 - Mis à jour le 19/12/2010 à 14h18
Propos recueillis par Vincent Remy - Télérama n° 3179-3180


Photo : Léa Créspi pour Télérama

Directeur de la revue Esprit, penseur protéiforme – il a travaillé sur l'image, la violence, le rire... –, Olivier Mongin a toutefois un thème de prédilection, la ville. Sauf que... la ville n'existe plus, a-t-il écrit dans un ouvrage majeur (La Condition urbaine). Du moins la ville qui est née en Grèce et a porté de siècle en siècle l'histoire européenne. L'explosion démographique, l'irruption des mégapoles, l'étalement chaotique, l'avènement d'une civilisation en réseau ont eu sa peau. Assistons-nous au déclin irrémédiable des valeurs urbaines qui ont forgé notre histoire ? Ou parviendrons-nous à fonder de nouveaux lieux où l'homme aura toute sa place ?

Le mot « ville » a-t-il encore un sens ?
Cela fait plusieurs décennies que l'urbaniste Françoise Choay a théorisé la mort de la ville. Les chercheurs parlent aujourd'hui d'« après-ville », de « non-ville » et surtout d'« urbain généralisé ». En effet, il y avait ville parce qu'il y avait « expérience urbaine », notion vaste et complexe qui impliquait le corps du passant et qui débouchait sur la vie publique. La ville était vue comme un tissu de trajectoires infinies. Julien Gracq, dans ce qui reste le plus beau livre sur la question (La Forme d'une ville), y voyait une promesse d'émancipation. L'« urbain généralisé » met en péril cette expérience...

Qu'est-ce que cet « urbain généralisé » ?
C'est d'abord l'accélération du mouvement d'urbanisation entamé au début du XXe siècle. 5 % de la population mondiale était alors urbanisée, on en est à plus de 50 %, et on atteindra très vite les deux tiers. La croissance des villes asiatiques, africaines ou sud-américaines est proprement inimaginable. On ne s'en rend pas bien compte en France, où l'imagerie rurale reste très forte, et en Europe, où certaines villes perdent des habitants. L'urbain généralisé, c'est aussi le fait que la ville classique, avec un centre et une périphérie, disparaît au profit d'un monde de réseaux, de connexions, de multipolarité. Les flux – portés par les routes terrestres, maritimes, numériques – l'emportent sur les lieux. La « ville globale », branchée sur le monde, est celle qui réussit cette mutation.

“Malgré la décentralisation, l'Etat continue
d'imposer sa vision. Le problème,
c'est que la multipolarité et la mondialisation
supposent un monde horizontal,
alors que l'Etat est vertical.”

La France, pourtant en proie à l'étalement péri-urbain, en reste à cette vision traditionnelle du centre et de la périphérie...
Cela vient de notre culture politique. Toute notre vision est centralisée. Rappelons la distinction de Fernand Braudel : l'Italie, focalisée sur la ville, est en manque d'Etat. La France, focalisée sur l'Etat, est en manque de ville. L'urbain n'y a jamais été que le prolongement de l'Etat. Cela s'est vu avec la construction des grands ensembles, puis avec la « politique de la ville » en direction des banlieues, et plus récemment avec le projet du Grand Paris, dont Nicolas Sarkozy s'est emparé. Malgré la décentralisation, l'Etat continue d'imposer sa vision. Le problème, c'est que la multipolarité et la mondialisation supposent un monde horizontal, alors que l'Etat est vertical. Et qu'il n'a pas de culture urbaine...

Qu'est-ce que serait une culture urbaine ?
Ce serait prendre en compte les rythmes et les strates qui font l'expérience urbaine. C'est-à-dire, bien sûr, le logement, mais aussi la possibilité d'en sortir, car rien n'est plus insupportable que d'être bloqué chez soi. Cela suppose donc de l'espace public, mais surtout la possibilité de tisser un lien entre l'espace public et l'espace privé. C'est enfin une « expérience scénique », c'est-à-dire la possibilité d'échanges, qui peuvent d'ailleurs rester anonymes, car la ville permet des masques, sinon... c'est le village ! Il ne s'agit donc pas de « refaire de la convivialité », cette tarte à la crème, mais de favoriser ces échanges. Les écrivains, les poètes, à commencer par Baudelaire, en ont très bien parlé...

Julien Gracq parlait de Nantes comme d'« une ville plus décollée qu'une autre de son territoire ». Il aimait les limites, les bordures. S'y retrouverait-il aujourd'hui dans cette ville en proie, autant qu'une autre, à la péri-urbanisation ?
Gracq avait très bien compris que les limites sont poreuses. En cela, il était moderne. A la logique centre-périphérie, il opposait une « systole-diastole » (contraction-dilatation). Mais c'est vrai que la ville avait autrefois des limites, et que ces limites organisaient des seuils. Aujourd'hui, nous sommes dans l'illimité, du fait de la démographie, mais aussi du virtuel, du réseau, des flux. Dans la ville médiévale, ce sont les lieux qui contrôlaient les flux ; aujourd'hui, les flux font pression sur les lieux. Il faut donc retrouver le sens des limites, pas forcément des limites territoriales, cela peut être des connexions, à commencer par la rue, que l'on essaie de réintroduire dans la rénovation des cités. Les limites sont aussi celles de ce qu'on appelle le « grand paysage ». A la Cité de l'architecture, le projet Grumbach pour un grand Paris qui s'étendrait jusqu'au Havre a touché les visiteurs. L'auteur du miroir d'eau des quais de Bordeaux, Michel Corajoud, dit que le paysage est « l'endroit où le ciel et la terre se touchent ». La ville relève aussi d'une écologie mentale.


Le miroir d'eau des quais de Bordeaux.
Photo : ahisgett, licence CC by
http://www.flickr.com/photos/hisgett/with/3831775238/


Mais comment faire, concrètement, alors que les zones commerciales, les autoroutes, les lotissements grignotent l'espace public ?
Effectivement, en France, on pense que l'espace public est là, qu'on n'a pas à en prendre soin. Or la privatisation des espaces publics a lieu partout dans le monde ! A contrario, je reviens de Colombie, où se développe une vraie culture de l'espace public, parce que, justement, n'existait jusqu'alors que l'espace privé.

Refaire de l'espace public, cela peut se concevoir à travers les connexions, tout ce qui crée du lien. Les classes moyennes dans le péri-urbain sont contraintes à une mobilité pas forcément choisie, avec deux voitures par foyer. A l'inverse, la cité, c'est l'immobilisation. Les gamins en bas des escaliers ne sont ni dedans, ni dehors, ni dans l'espace public, ni dans l'espace privé. Or l'expérience urbaine, c'est la mise en mouvement !

“On ne s'en sortira pas, à Paris, tant qu'il
n'y aura pas un geste symbolique de la
‘ville-centre’ et de son maire, pour dire
au môme du 93 : tu es parisien.”

Refaire les bâtiments n'est donc pas suffisant...
Cela remet du mouvement dans la cité mais ne crée pas de lien avec elle. On ne s'en sortira pas, dans la capitale, tant qu'il n'y aura pas un geste symbolique de la « ville-centre » et de son maire, pour dire au môme du 93 : tu es parisien. N'oublions pas que la banlieue de Seine-Saint-Denis a accompagné « l'haussmannisation ». Au moment où se préparait l'Exposition universelle (en 1867), il fallait mettre toutes les industries dehors. Mais on ne peut plus faire semblant de croire que ce dehors ne fait pas partie de la ville ! Pourtant, ici comme ailleurs, quand on discute avec les urbanistes, qui sont souvent des fonctionnaires de l'Etat, on parle projets, programmes, très rarement imaginaire, et jamais gouvernance, car pas question de toucher au mille-feuille institutionnel ! Donc, toute réforme communale est bloquée. Les pratiques métropolitaines, mobiles, n'ont pas de traduction institutionnelle : l'individu est citoyen de la commune où il vote, mais il habite une communauté d'agglomération et il est un usager qui va de la périphérie vers le centre pour travailler. Et les élites s'en moquent.

Parce qu'elles habitent au cœur des villes ?
Et parce qu'elles sont hyper nomades, mobiles, qu'elles passent d'une ville globale à une autre. Deleuze disait qu'un nomade traverse le désert parce qu'il en connaît tous les lieux. Or les nomades contemporains – nos élites financières, politiques, artistiques... – sont des gens qui ne connaissent pas leurs lieux. Ils ont trois ou quatre studios dans des « villes globales » et n'habitent nulle part. Ajoutez à cela une résidence secondaire, spécificité française, qui fait partie de la crainte de l'urbain et du désir un peu mythique de trouver un espace pacifié...

“Ne redoutons pas la métropole
invivable : la France n'est pas le Brésil,
on ne fera jamais São Paulo.”

Cette crainte de l'urbain, tout le monde la partage : les Français, si l'on en croit les sondages, rêvent de vivre dans des villes de moins de vingt mille habitants...
A travers la petite ville, les Français demandent la protection. Mais l'urbain, ce n'est pas la protection, c'est l'exposition ! Si l'on ne joue que la protection, on tue l'espace public, et on tue la démocratie. Paradoxalement, c'est dans les grandes métropoles que peuvent se réinventer des modalités de sécurité et de protection. Pour cela, il faut approfondir une citoyenneté politique et une citoyenneté sociale dans des espaces cohérents, qui ont du sens. Ne redoutons pas la métropole invivable : la France n'est pas le Brésil, on ne fera jamais São Paulo. Mais sachons ce qu'on veut : la ville-musée – Prague, Venise, voire Paris – ou bien la métropole qui tirerait le bénéfice d'une certaine mesure européenne que nous avons encore ?

Pourquoi n'avons-nous plus de grands urbanistes, comme Haussmann bien sûr, mais aussi Cerdà, l'homme qui a « fait » Barcelone, et qui l'a pensée ?
Admirateur d'Haussmann, Ildefons Cerdà a inventé le néologisme « urbanización » en 1867. C'était un visionnaire, il a senti venir la multipolarité, le réseau. Pour lui, l'urbanisme était la création d'un territoire qui permette la mutualisation des services. Il a inscrit l'Etat providence dans un territoire. Aujourd'hui, on ne dit rien de plus : si je travaille à tel endroit, il faut que je dispose de transports qui me permettent d'y aller, à la seule condition que ce territoire ne soit pas infini...

En France, alors que l'urbanisme suppose une agglomération des savoirs, nous n'avons que des « starchitectes » – de talent, certes –, qui en plus dépendent de la Direction du patrimoine au ministère de la Culture ! On aurait pu imaginer qu'avec le Grenelle de l'environnement, une réflexion sur la métropole articule des débats écologiques, sociaux... Quand au métier d'urbaniste, il n'existe pas au sens strict car jusqu'à la décentralisation, c'était le haut fonctionnaire des Ponts et Chaussées qui s'en chargeait. Aujourd'hui, on a certes des économistes-urbanistes, des sociologues-urbanistes, des paysagistes-urbanistes, mais ce sont des métiers coupés les uns des autres. Pour le Grand Paris, toutefois, les gens se sont mis à travailler ensemble, et c'est nouveau.

“L'entre-soi, la ghettoïsation des riches comme
des pauvres l'emporte sur la mixité ? Battons-nous
contre les grillages et les fermetures.”

Comment expliquez-vous que la vision étatique en France n'empêche pas l'œuvre du libéralisme, c'est-à-dire la privatisation de l'espace ?
Mais le néolibéralisme, contrairement à ce qu'on croit, n'est pas le tout marché, c'est l'Etat qui se met au service du marché ! Cela vaut pour les Chinois comme pour nous. Il faut donc renverser les tendances lourdes. Les flux sont plus forts que les lieux ? Il faut faire des lieux qui résistent aux flux. L'entre-soi, la ghettoïsation des riches comme des pauvres l'emporte sur la mixité ? Battons-nous contre les grillages et les fermetures. Le privé l'emporte sur le public ? Recréons des lieux publics partout où c'est possible. Paradoxalement, c'est dans des pays comme la Colombie, dans des endroits très durs comme Cali, Medellín ou Bogotá, que vous trouvez ces expériences-là. A Bogotá, le grand architecte Rogelio Salmona a créé cinquante espaces publics. Tous largement ouverts. Le maire lui a demandé de faire une bibliothèque pour des gens qui ne savent pas lire. Il a réfléchi de façon magistrale à la manière d'amener les gens vers ce lieu. A Medellín, un téléphérique désenclave une favela, et en haut, vous avez aussi une bibliothèque. On est presque dans ce Moyen Age européen où il y avait le souci de « montrer » l'éducation...

Pourquoi cela se passe-t-il en Amérique latine ?
Parce que l'urbanisation y est fulgurante, il faut y répondre. La Colombie est un pays où l'Etat est faible, mais où la situation urbaine est telle que les autorités locales sont fortes. On y retrouve les questions qu'on se posait il y a plusieurs siècles en Europe. Portzamparc dit qu'une ville c'est de la durée, c'est faire du temps dans l'espace.

Comment expliquez-vous que la plupart des pays qui arrivent à maîtriser le chaos urbain aient des régimes autoritaires ?
Parce que ce qu'on appelle le néolibéralisme est en fait la mise en place d'un capitalisme autoritaire, organisé par les Etats ! Ils mettent en place le système de la « ville globale » qui consiste à interconnecter certaines villes en réseau, sans se préoccuper de leur environnement proche ni des autres villes. On assiste à la naissance d'un monde urbain à plusieurs vitesses. Comment le modèle européen peut-il rester pertinent ? En essayant de répondre à la bonne échelle, qui n'est pas celle de la ville de vingt mille habitants, même si ce repli ruraliste s'explique aussi par un souci écologique.

Vous êtes critique envers le « monde virtuel ». Mais dans la cité grecque, l'agora était d'abord un espace mental. Ne peut-on imaginer que les réseaux sociaux tiennent lieu de nouvelle agora ?
Je ne suis pas du tout anti-virtuel. Je dis simplement que le virtuel entraîne une dépréciation de l'espace proche, car il démultiplie des possibles. N'oublions jamais qu'on est mobile, mais qu'on a besoin d'une inscription physique. Or la cité virtuelle est celle des gens qui ont un studio dans chaque grande ville du monde et qui n'habitent nulle part. On en revient à la question des limites. Il ne s'agit pas d'imposer des limites, c'est un rêve de dictateur. Mais il faut retrouver le « sens » des limites dans un monde de l'illimitation, dont on a vu les effets lors de la crise financière.

Pour réfléchir à cela, les maires de France seraient bien inspirés de copier l'exemple de Barcelone, qui a créé un Centre culturel contemporain consacré à la ville. Ce sont des gens qui sont dans l'agglomération au sens où ils agglomèrent les savoirs et où ils agrègent tous les métiers, ingénieurs, artistes, enseignants. Ils ont compris l'urgence de revaloriser nos exigences urbaines. On en revient à Julien Gracq : trouvons des limites intégratrices. L'urbain médiéval dans la tête d'un Européen reste un espace à enceinte qui permet d'intégrer. La seule chose qui a changé, c'est que cet espace se définissait contre la forêt, et qu'aujourd'hui c'est la forêt qu'il faut protéger contre l'urbain...

.

A lire
La Condition urbaine
éd. du Seuil, 2005. 230 p., 22 €.

Les Métropolitaines charte et réseau d'urbanistes, d'architectes, de politiques. Sous l'égide de Vincent Feltesse, président de la communauté urbaine de Bordeaux, les Métropolitaines veulent la fin d'un "découpage territorial obsolète" et l'"avènement d'une véritable citoyenneté urbaine".

 
Page suivanteURBANISME_CONTEMPORAIN_2_3.htmlURBANISME_CONTEMPORAIN.htmlshapeimage_1_link_0
Revenir en haut de pageURBANISME_CONTEMPORAIN.htmlURBANISME_CONTEMPORAIN.htmlshapeimage_2_link_0

Cela suppose donc de l'espace public, mais surtout la possibilité de tisser un lien entre l'espace public et l'espace privé. C'est enfin une « expérience scénique », c'est-à-dire la possibilité d'échanges, qui peuvent d'ailleurs rester anonymes, car la ville permet des masques, sinon... c'est le village !

Effectivement, en France, on pense que l'espace public est là, qu'on n'a pas à en prendre soin. Or la privatisation des espaces publics a lieu partout dans le monde !

Mais le néolibéralisme, contrairement à ce qu'on croit, n'est pas le tout marché, c'est l'Etat qui se met au service du marché ! Cela vaut pour les Chinois comme pour nous. Il faut donc renverser les tendances lourdes.


L'entre-soi, la ghettoïsation des riches comme des pauvres l'emporte sur la mixité ? Battons-nous contre les grillages et les fermetures. Le privé l'emporte sur le public ? Recréons des lieux publics partout où c'est possible.